Lorsque j'ai découvert pour la première fois The Funeral of Baldr de Charles Vere, j'ai ressenti ce frisson particulier que seuls les grands tableaux savent provoquer. Cette scène mythologique nordique, peinte par un artiste anglais du XIXe siècle, contenait quelque chose de profondément énigmatique : un dialogue secret entre deux mondes apparemment éloignés. Comment les sagas islandaises médiévales avaient-elles pu infiltrer l'imaginaire victorien avec une telle intensité ?
Voici ce que l'influence des Eddas nordiques apporte aux préraphaélites anglais : une mythologie alternative à la tradition gréco-romaine dominante, une esthétique du Nord primitive et mystique qui renforce leur quête d'authenticité, et un répertoire de symboles mélancoliques parfaitement alignés avec la sensibilité victorienne face au destin et à la mort.
Beaucoup d'amateurs d'art pensent que les préraphaélites puisaient exclusivement dans la littérature arthurienne, Dante ou Shakespeare. Cette vision réductrice masque une réalité fascinante : l'influence nordique traverse leur œuvre comme un fil d'or discret mais tenace. Rassurez-vous, identifier ces références ne requiert ni diplôme en philologie scandinave ni expertise en vieux norrois. Il suffit de connaître quelques clés de lecture que je vais partager avec vous, fruit de quinze années passées à décrypter les strates narratives de ces tableaux extraordinaires.
Quand la brume nordique envahit l'atelier victorien
L'influence des Eddas nordiques sur les préraphaélites anglais commence véritablement dans les années 1840-1850, période charnière où les traductions de ces textes islandais médiévaux deviennent accessibles au public anglophone. William Morris, figure centrale du mouvement, découvre l'Edda poétique et l'Edda en prose de Snorri Sturluson avec un enthousiasme quasi religieux.
Cette rencontre transforme radicalement son approche artistique. Morris ne se contente pas de lire ces sagas : il les traduit, les réinterprète, les intègre dans sa vision du monde. L'influence nordique devient pour lui une alternative à la mythologie classique qu'il juge trop policée, trop associée à l'académisme qu'il rejette.
Edward Burne-Jones, son compagnon créatif, partage cette fascination. Ensemble, ils voyagent mentalement vers ces terres brumeuses où les dieux sont mortels, où le destin est inéluctable, où la beauté côtoie la tragédie. Cette atmosphère crépusculaire imprègne leurs compositions d'une mélancolie particulière, différente de celle inspirée par les légendes arthuriennes.
Les signes révélateurs dans la composition picturale
Comment identifier concrètement l'influence des Eddas nordiques dans un tableau préraphaélite ? Plusieurs indices visuels trahissent cette filiation.
Les attributs iconographiques nordiques
Observez attentivement les détails : un corbeau (Hugin ou Munin, messagers d'Odin), un marteau stylisé évoquant Mjöllnir, un arbre cosmique rappelant Yggdrasil, un serpent enroulé (référence à Jörmungandr). Ces symboles ne sont jamais gratuits. Dans Sigurd the Volsung, Morris décrit minutieusement ces éléments que Burne-Jones transpose visuellement.
Les armures et vêtements constituent un autre marqueur. Contrairement aux drapés classiques gréco-romains, les préraphaélites influencés par les Eddas représentent des costumes aux motifs géométriques, des bijoux massifs, des coiffes tressées évoquant l'esthétique viking plutôt que méditerranéenne.
La palette chromatique du Nord
L'influence nordique se manifeste également dans les choix coloristiques. Abandonnant les ciels azuréens italiens, ces artistes privilégient des gris argentés, des bleus glacés, des verts profonds de forêt boréale. La lumière elle-même devient crépusculaire, comme suspendue entre deux mondes, évoquant les longues nuits scandinaves décrites dans les Eddas.
Rossetti, bien que plus méditerranéen dans son tempérament, adopte occasionnellement cette tonalité lorsqu'il aborde des thèmes liés au destin tragique, concept central dans la cosmologie nordique.
Le répertoire mythologique : reconnaître les héros nordiques
Identifier l'influence des Eddas nordiques passe nécessairement par la reconnaissance des personnages mythologiques représentés. Contrairement aux dieux olympiens, les figures nordiques possèdent une humanité tragique qui séduit profondément les préraphaélites.
Sigurd (Siegfried) apparaît fréquemment, notamment dans les illustrations de Morris pour sa traduction de la Völsunga saga. Reconnaissable à son combat contre Fafnir, le dragon, ou à sa relation fatale avec Brynhild, la valkyrie, ce héros incarne la bravoure condamnée par le destin.
Baldr, le dieu lumineux dont la mort inaugure le Ragnarök, fascine particulièrement Burne-Jones. Sa beauté tragique, son innocence sacrifiée résonnent avec l'esthétique préraphaélite du martyre élégant.
Les valkyries offrent une figure féminine guerrière qui contraste avec les représentations victoriennes conventionnelles. Ces messagères du destin, chevauchant entre les mondes, permettent aux préraphaélites d'explorer une féminité puissante et mystique.
La fascination pour le destin inéluctable
Au-delà des détails iconographiques, l'influence des Eddas nordiques sur les préraphaélites anglais se manifeste dans une philosophie du destin qui imprègne leurs compositions.
Le concept nordique de wyrd (le destin inévitable) trouve un écho profond dans la sensibilité victorienne face à la mortalité. Contrairement à l'héroïsme triomphant de la mythologie classique, les Eddas présentent des héros conscients de leur fin tragique mais qui affrontent néanmoins leur destin avec dignité.
Cette dimension fataliste transparaît dans la posture des personnages : regards lointains, attitudes méditatives, gestes suspendus. Les préraphaélites capturent ce moment précis où le héros sait ce qui l'attend mais persiste dans sa voie. Cette tension dramatique devient leur signature esthétique.
Morris écrit dans son journal que les sagas nordiques lui ont enseigné que 'la beauté réside non dans la victoire mais dans le combat conscient contre l'inévitable'. Cette philosophie traverse toute son œuvre et influence profondément ses contemporains.
Les sources textuelles : du médiéval islandais au salon victorien
Pour identifier précisément l'influence des Eddas nordiques, il faut comprendre comment ces textes sont parvenus aux artistes anglais. La médiation textuelle révèle beaucoup sur leur interprétation picturale.
George Webbe Dasent publie en 1842 sa traduction des sagas islandaises, ouvrant une fenêtre sur cet univers mythologique. Samuel Laing, Thomas Carlyle contribuent également à populariser la culture nordique auprès du public victorien cultivé.
Morris lui-même apprend l'islandais pour traduire directement les textes. Ses versions, publiées dans les années 1870, deviennent références. Cette proximité avec les sources originales distingue son approche : là où d'autres romantisent, Morris restitue la rudesse primitive qu'il trouve authentique et vigoureuse.
Les préraphaélites influencés par les Eddas ne se contentent donc pas d'emprunter des motifs décoratifs : ils s'immergent dans une cosmologie alternative qui reconfigure leur vision artistique.
Distinguer l'influence nordique de l'influence celtique
Une confusion fréquente consiste à mélanger l'influence nordique avec les références celtes et arthuriennes, également présentes chez les préraphaélites. Quelques distinctions essentielles permettent de différencier ces sources.
Les légendes arthuriennes, bien que médiévales, véhiculent un idéal chevaleresque chrétien : quête du Graal, rédemption, amour courtois. L'influence des Eddas nordiques introduit au contraire un paganisme sans rédemption possible, où les dieux eux-mêmes sont mortels.
Visuellement, l'esthétique arthurienne privilégie les châteaux, les tournois, les dames en atours courtois. L'imagerie nordique préfère les forêts profondes, les fjords brumeux, les salles de festin rustiques, les bateaux-dragons.
Rossetti penche vers Arthur et Guenièvre, Morris embrasse Sigurd et les Nibelungen. Burne-Jones navigue entre les deux, mais ses compositions les plus mélancoliques portent indéniablement la marque nordique.
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L'héritage durable : quand le Nord rencontre l'Angleterre
L'influence des Eddas nordiques sur les préraphaélites anglais dépasse largement le cadre d'un simple emprunt thématique. Elle représente une tentative profonde de réorienter l'imaginaire victorien vers une spiritualité alternative, plus sombre, plus authentique selon eux.
Cette fascination nordique traverse ensuite tout l'Arts and Crafts Movement que Morris initie. Les motifs entrelacés inspirés des manuscrits vikings, l'esthétique des bijoux scandinaves, la simplicité robuste du mobilier nordique : autant d'héritages qui transforment le design britannique.
Aujourd'hui, lorsque nous contemplons un tableau préraphaélite imprégné de cette influence, nous assistons à un dialogue culturel fascinant. L'Angleterre victorienne, empire industriel à son apogée, se tourne vers les brumes islandaises médiévales pour retrouver une authenticité perdue. Les Eddas offrent aux préraphaélites ce que la modernité leur refuse : un monde où la beauté et la tragédie, le courage et le destin, l'humain et le divin coexistent sans résolution facile.
Identifier cette influence, c'est apprendre à lire les tableaux comme des palimpsestes où plusieurs strates culturelles se superposent. C'est découvrir comment un texte islandais du XIIIe siècle peut façonner un tableau londonien du XIXe, puis orner un mur parisien du XXIe siècle. C'est comprendre que les mythes voyagent, se transforment, mais conservent leur pouvoir d'enchantement.
La prochaine fois que vous observerez un préraphaélite, cherchez ces corbeau noirs, ces armures géométriques, ces ciels crépusculaires. Écoutez le murmure des Eddas nordiques sous la surface victorienne. Vous ne regarderez plus jamais ces tableaux de la même manière.
Questions fréquentes
Tous les préraphaélites ont-ils été influencés par les Eddas nordiques ?
Non, l'influence des Eddas nordiques touche principalement William Morris, Edward Burne-Jones et leur cercle direct. Dante Gabriel Rossetti reste davantage attaché aux références italiennes et arthuriennes, tandis que John Everett Millais privilégie les sources shakespeariennes et bibliques. Cette différence reflète la diversité du mouvement préraphaélite : loin d'être monolithique, il accueille des sensibilités variées. Morris représente l'aile la plus engagée dans l'exploration nordique, allant jusqu'à apprendre l'islandais et traduire les sagas. Si vous recherchez l'influence nordique, concentrez-vous sur les œuvres de Morris et Burne-Jones des années 1860-1880, période de leur immersion maximale dans cette mythologie.
Comment distinguer un personnage nordique d'un personnage arthurien dans un tableau préraphaélite ?
Plusieurs indices vous aideront. Les personnages nordiques portent généralement des armures à plaques avec motifs géométriques plutôt que les cottes de mailles arthuriennes. Leurs armes incluent des haches et boucliers ronds caractéristiques, plutôt que les épées longues chevaleresques. L'environnement diffère également : forêts denses et sombres, architectures en bois brut pour le Nord, contre châteaux de pierre et jardins courtois pour l'univers arthurien. Enfin, l'atmosphère émotionnelle varie : les scènes nordiques privilégient la mélancolie fataliste, le rapport tragique au destin, tandis que les compositions arthuriennes maintiennent un idéal chevaleresque malgré les épreuves. Avec un peu de pratique, ces distinctions deviennent intuitives.
Pourquoi les Victoriens se sont-ils passionnés pour la mythologie nordique ?
Cette fascination répond à plusieurs besoins culturels de l'époque victorienne. D'abord, une quête d'authenticité face à l'industrialisation : les sagas nordiques offraient un monde pré-moderne, héroïque et proche de la nature. Ensuite, une dimension identitaire : les Anglo-Saxons revendiquaient des racines germaniques et scandinaves, faisant des Eddas une mythologie nationale alternative aux références gréco-romaines perçues comme étrangères. Philosophiquement, le fatalisme nordique résonnait avec les questionnements victoriens sur le destin, la mort et le sens dans un monde en transformation radicale. Enfin, politiquement, la mythologie nordique permettait de valoriser des vertus martiales et une spiritualité virile que l'ère industrielle semblait affaiblir. Les Eddas nordiques offraient donc aux Victoriens un miroir culturel complexe où projeter leurs anxiétés et leurs aspirations.










