Le mouvement Supports/Surfaces français révolutionne la peinture abstraite entre 1968 et 1972 en opérant une déconstruction radicale des codes picturaux traditionnels. Né dans le sud de la France après les événements de Mai 68, ce mouvement d'avant-garde transforme durablement l'art contemporain français en questionnant les fondements mêmes de la création picturale et son rapport à la société capitaliste.
Supports/Surfaces français : genèse du mouvement de déconstruction abstraite
Le terme Supports/Surfaces, forgé par Vincent Bioulès en 1970, désigne littéralement le châssis (support) et la toile (surface). Cette appellation révèle l'essence même de leur démarche révolutionnaire : dissocier les éléments constitutifs du tableau pour les analyser séparément et révéler leur fonction cachée.
Le mouvement français réunit douze artistes fondateurs issus principalement des Beaux-Arts de Montpellier et Paris : Claude Viallat, Daniel Dezeuze, Patrick Saytour, Louis Cane, Marc Devade, Vincent Bioulès, Noël Dolla, Jean-Pierre Pincemin, Bernard Pagès, André Valensi, André-Pierre Arnal et Toni Grand. Leur déconstruction de la peinture abstraite vise à révéler les composants matériels traditionnellement cachés du tableau, s'opposant frontalement à l'art informel français et à l'hégémonie culturelle de l'expressionnisme abstrait américain.
Cette approche théorique rigoureuse privilégie l'analyse matérielle objective sur l'expressivité gestuelle subjective. Les artistes Supports/Surfaces proclament dans leur manifeste fondateur de 1969 : "L'objet de la peinture, c'est la peinture elle-même", rejetant catégoriquement toute référence extérieure, biographique ou historique.
Techniques de déconstruction : séparation systématique des composants picturaux
La déconstruction méthodique opérée par Supports/Surfaces se concrétise par des techniques spécifiques qui décomposent l'unité traditionnelle sacralisée du tableau. Cette approche analytique révèle chaque élément constitutif dans sa fonction propre et autonome :
- Toiles libérées : Claude Viallat abandonne définitivement le châssis pour peindre sur toiles flottantes, bâches industrielles ou tissus de récupération, développant sa forme répétitive emblématique universellement reconnaissable
- Châssis isolés : Daniel Dezeuze expose des structures architecturales nues, recouverts de plastique transparent ou d'échelles de bois souple révélant l'armature structurelle du tableau
- Supports détournés : utilisation subversive de stores vénitiens, parasols colorés, sacs de farine comme surfaces picturales questionnant la hiérarchie bourgeoise des matériaux
- Outils primitifs : tampons artisanaux, pochoirs industriels, éponges remplacent le pinceau traditionnel dans une démarche délibérément anti-virtuose
Cette méthodologie révèle systématiquement le processus créatif habituellement dissimulé, transformant la peinture abstraite en démonstration critique explicite des conventions artistiques établies et de leur idéologie sous-jacente.
Matérialité industrielle : esthétique révolutionnaire du matériau brut
La déconstruction Supports/Surfaces privilégie systématiquement les matériaux industriels non-artistiques et prolétariens. Les créateurs emploient exclusivement colorants textiles, encres fluides industrielles et peintures acryliques fortement diluées sur supports de récupération populaires : bâches plastifiées, toiles militaires surplus, filets à papillons, tissus synthétiques bon marché.
Cette esthétique volontairement prolétarienne de la peinture abstraite rejette radicalement les matériaux nobles traditionnels bourgeois. La tarification transparente révolutionnaire - "Achat du drap 30F, travail manuel 240F, travail intellectuel 100F, TVA 20%" - démystifie complètement le marché spéculatif de l'art en révélant le coût réel de production matérielle.
Les formats monumentaux caractéristiques (jusqu'à 7 mètres de développé) imposent leur présence physique brutale plutôt que leur raffinement esthétique traditionnel. Cette approche matérialiste constitue le cœur théorique et politique de la déconstruction artistique anti-bourgeoise.
Influence contemporaine : héritage international du mouvement français
L'impact durable du mouvement Supports/Surfaces français persiste significativement dans l'art contemporain international actuel. Ses techniques révolutionnaires de déconstruction inspirent massivement de nombreux créateurs contemporains questionnant rigoureusement la matérialité picturale, notamment aux États-Unis où la critique influente Roberta Smith note des "affinités claires entre Supports/Surfaces et le travail de jeunes artistes américains".
Les applications contemporaines directes incluent installations éphémères in situ, œuvres modulaires démontables et tableaux abstrait exploitant industriellement les supports détournés non-conventionnels. Les institutions muséales prestigieuses internationales (MoMA New York, Centre Pompidou Paris, MOCAD Detroit) exposent régulièrement ces œuvres historiques, confirmant définitivement leur pertinence artistique contemporaine durable.
Cette peinture abstraite déconstructrice influence également l'art numérique expérimental et les installations multimédias contemporaines questionnant continuellement les limites conceptuelles entre support matériel physique et surface virtuelle dématérialisée.
Postérité conceptuelle : de l'avant-garde révolutionnaire à l'art minimal
Malgré sa dissolution définitive en 1972 due aux divergences idéologiques irréductibles entre membres marxistes-léninistes et formalistes bourgeois, l'héritage théorique et pratique Supports/Surfaces perdure significativement. Les recherches fondamentales sur la déconstruction de la peinture abstraite se prolongent naturellement dans l'art conceptuel minimal et l'arte povera contemporains internationaux.
Les artistes fondateurs historiques poursuivent aujourd'hui individuellement leurs investigations pionnières : Viallat perfectionne systématiquement sa signature formelle répétitive, Dezeuze explore méthodiquement la transparence architecturale et l'espace illusionniste. Cette évolution créative confirme la position historique majeure du mouvement Supports/Surfaces français comme ultime avant-garde révolutionnaire du XXe siècle français, préfigurant les questionnements artistiques contemporains fondamentaux sur la matérialité et la dématérialisation progressive de l'art.



























